Frontex sous surveillance renforcée: Le vote de la décharge budgétaire 2019 par le Parlement européen

Par Corinne Delon-Desmoulin, Maître de conférences en droit public HDR-CE, Université Rennes 2.

Le Parlement européen a finalement décidé le 21 octobre 2021 (2020/2167(DEC)) d’accorder la décharge sur les comptes 2019 de l’agence Frontex après avoir ajourné celle-ci le 28 avril 2021. Sur base de la recommandation de la commission du contrôle budgétaire et de l’avis rendu par la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures, l’assemblée plénière avait décidé de reporter sa décision de décharge du budget 2019 de Frontex par 528 voix contre 127 et 43 abstentions. Toutefois, la décharge accordée s’apparente davantage à un sursis accordé à Frontex qu’à un réel quitus.

Conformément aux articles 105 à 107 du règlement financier-cadre 2019/715 des organismes visés à l’article 70 du règlement financier général 2018/1046 et à l’article 76, §11 du règlement instituant l’Agence, chaque année, avant le 15 mai de l’année n+2, le Parlement doit donner « décharge » au directeur exécutif de celle-ci sur l’exécution du budget de l’année n. Sur recommandation du Conseil, il se prononce sur base du rapport de sa commission du contrôle budgétaire établi à partir de l’examen des comptes et des états financiers de l’Agence, du rapport annuel de la Cour des comptes sur les agences et des éventuels rapports spéciaux ainsi que de la déclaration d’assurance et de fiabilité des comptes fournie par la Cour. 

La procédure de décharge est une manifestation du pouvoir de contrôle du Parlement européen sur la gestion des organismes européens. Ce pouvoir de décharge a été attribué à l’assemblée par le premier traité budgétaire du 22 avril 1970. A cette époque, la décision était prise par le Parlement conjointement avec le Conseil. C’est depuis le second traité budgétaire du 22 juillet 1975 que le Parlement accorde seul la décharge à la Commission européenne sur recommandation du Conseil (article 319 TFUE). Le règlement financier complète les dispositions du traité en organisant la procédure (article 260 et s.) pour la décharge sur le budget général ainsi que pour la décharge relative aux organismes décentralisés (article 70).

Le report de la décharge

Au printemps dernier, à la suite de diverses informations et alertes, le Parlement européen a suspendu la décision de décharge des comptes de Frontex. Dans la résolution accompagnant sa décision, il était fait état du manque de respect des règles de transparence dans le fonctionnement de l’Agence et dans les recrutements de ses personnels et de violations des principes inhérents à une bonne gestion financière. La décision était également motivée par des allégations de violation ou de complicité de violation des droits fondamentaux par l’agence. Plusieurs enquêtes ont été ouvertes à ce sujet par l’Office de lutte anti-fraude de la Commission européenne (OLAF) (enquête ouverte au mois de janvier 2021), le Médiateur européen (enquête ouverte au mois de novembre 2020), mais également par le Parlement européen dans le cadre d’un  groupe de travail portant sur les violations présumées des droits fondamentaux (The first steps of Frontex accountability: Implications for its Legal Responsibility for Fundamental Rights Violations). La Cour des comptes a également présenté un rapport spécial 8/2021 au mois d’avril 2021 portant sur l’efficacité des activités de Frontex et a formulé plusieurs recommandations.

En droit, la décharge a une double signification. Au plan comptable, elle se définit comme la procédure permettant de clôturer définitivement les comptes d’une année (art. 261 RF). Du point de vue politique, elle est l’expression du contrôle du Parlement sur la gestion de l’organisme concerné. Au regard des documents transmis, le Parlement peut décider d’accorder ou de reporter la décharge. En 2012 le Parlement avait déjà reporté la décharge pour trois Agences de l’Union européenne (l’Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA), l’Agence européenne du médicament (EMA) et l’Agence européenne pour l’environnement (EEA)). La décision du Parlement peut être accompagnée d’une résolution motivant sa décision ou exprimant ses réserves. Si tel est le cas, le directeur de l’agence concernée doit informer le conseil d’administration de celle-ci des observations du Parlement contenues dans la résolution accompagnant la décision. Si la décharge est ajournée, l’organisme doit prendre les mesures de nature à permettre la levée des obstacles à cette décision conformément aux articles 319/3 TFUE et 70 et 262 RF. A la demande du Parlement ou du Conseil, le directeur doit rendre compte des mesures prises à la suite des observations formulées. Le Parlement doit alors se prononcer une deuxième fois et peut soit accorder la décharge, jugeant que les mesures prises sont suffisantes, soit la refuser. Cette dernière possibilité n’est prévue ni par le traité, ni par le règlement financier, mais à l’annexe V du règlement intérieur du Parlement. Il s’agit d’un pouvoir que le Parlement s’est octroyé, considérant qu’en application de la théorie des compétences implicites, le pouvoir d’accorder la décharge implique aussi celui de la refuser. 

L’octroi sous condition de la décharge

A la lumière tant du rapport rendu par la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures que des conclusions rendues par le Médiateur européen et des mesures prises par Frontex pour répondre aux lacunes soulignées dans le premier rapport sur la décharge du printemps 2021, le parlement a finalement adopté la recommandation de la commission du contrôle budgétaire d’octroyer la décharge. Parallèlement, il a cependant décidé de geler une partie du budget 2022 de l’Agence. Les membres de l’assemblée ont demandé de fixer à 90 millions d’euros le montant du budget de Frontex à mettre en réserve pour l’année à venir (soit environ 12% du budget total pour l’exercice 2022). Cette réserve ne serait débloquée que si l’Agence remplit certaines conditions énoncées dans la résolution (recrutement de 20 spécialistes des droits fondamentaux et de 3 directeurs exécutifs adjoints, établissement d’un mécanisme de rapport d’incidents graves aux frontières extérieures de l’UE et création d’un système de surveillance opérationnel des droits fondamentaux). 

Lors de la procédure de conciliation entre le Parlement et le Conseil intervenue au mois de novembre 2021, ce souhait s’est traduit par une mise en réserve d’une partie des crédits de Frontex à hauteur de 45 millions d’euros sur un budget d’un peu plus de 757 millions d’euros. Une telle procédure est conforme à l’article 49, §1 point b RF qui dispose qu’une partie des crédits d’une section peuvent être placés dans un titre « crédits provisionnels » notamment en cas d’ « incertitude, fondée sur des motifs sérieux quant au caractère suffisant des crédits ou à la possibilité d’exécuter, dans des conditions conformes au principe de bonne gestion financière, les crédits inscrits sur les lignes budgétaires concernées ». Cette somme pourra être utilisée par virement de la Commission européenne en fonction des besoins de l’Agence, mais elle est conditionnée à la mise en oeuvre des recommandations de la Cour des comptes figurant dans son rapport spécial 8/2021 qui consiste à améliorer le cadre pour l’échange d’informations et le tableau de situation européen ; actualiser et appliquer le modèle d’analyse commune et intégrée des risques et garantir l’accès à d’autres sources d’informations ; développer le potentiel de l’évaluation de la vulnérabilité ; améliorer la réponse opérationnelle de Frontex et relever les défis que présente son nouveau mandat. L’Agence doit faire un rapport périodiquement à l’autorité de décharge.

Une telle décision est assez rare pour être soulignée. En effet, s’il arrive régulièrement que le Parlement subordonne sa décision de décharge à la réalisation de diverses actions ou transmissions d’informations par l’organe concerné, il n’est en revanche pas banal que la décision de décharge ait un impact indirect sur la décision d’attribution des crédits de l’exercice suivant. De plus, la résolution du Parlement accompagnant la décharge pour 2019 fait également état de la possibilité de ne pas accorder la prochaine décharge au titre de l’année 2020 si les progrès accomplis par Frontex n’étaient pas suffisants. Un refus de décharge s’apparente à une remontrance. Si le refus ne produit pas d’effets au plan juridique, il a un impact politique indéniable et peut conduire a minima à des réorganisations fonctionnelles et administratives comme pour le Bureau européen d’appui en matière d’asile dont la décharge a été refusée à deux reprises par le Parlement européen pour les années 2016 et 2017. L’examen au printemps prochain de la décharge pour 2020 pourrait se révéler riche en enseignements et en rebondissements.