Le démantèlement du camp de Calais : trop tard ? trop peu ? (1ère partie)

Par Henri LabayleCentre de Documentation et de Recherches Européennes (CDRE)  

CDRE

Mieux vaut tard que jamais. Prenant, enfin, à bras le corps un dossier leur ayant valu autant de critiques politiques que de désagréments judiciaires, les autorités françaises se sont résolues à affronter la réalité en face en procédant à l’évacuation puis au démantèlement de ce que le langage médiatique a pris l’habitude détestable d’appeler la « jungle » de Calais.

La réussite, fragile mais bien réelle, de cette opération de police ne masque pourtant ni les arrières-pensées ni les carences de la politique française d’asile, avant que la question de son efficacité ne se pose ouvertement lorsqu’un minimum de recul permettra de l’évaluer. Bienvenue, cette prise d’initiative oblige cependant à s’interroger sur sa tardiveté comme sur son ambition.

1. Trop tard?

Il n’est pas possible d’évaluer ce que la fermeture du camp de Calais représente concrètement sans mettre en perspective la véritable stratégie de pourrissement qui a été celles des différents Etats en présence, à chaque bout de la chaîne, durant près de quinze années. Tourner aujourd’hui le dos à cette option en procédant à la fermeture du camp de Calais correspond en effet à une véritable remise en cause de la politique de laisser faire et de démission collective ayant prévalu jusqu’ici.

  • Histoire d’un abandon

Est-il besoin de retracer l’histoire malheureuse autant que déplorable d’un espace de non-droit né en 2002, à la suite de la fermeture du centre de la Croix Rouge de Sangatte ? Sa proximité des zones d’embarquement vers le Royaume Uni, au coeur d’un flux ininterrompu d’échanges avec le continent, explique que le camp de Calais ait ainsi prospéré jusqu’à une première tentative de fermeture, en 2009, infructueuse.

Alternative à l’installation incontrôlée de mini-campements de migrants au cœur du centre ville de Calais, le regroupement de ces migrants autour d’un vieux centre aéré désaffecté va conduire progressivement à une restructuration de la « jungle de Calais ». Sans que quiconque s’émeuve beaucoup de l’ambiguïté de ce qualificatif, cette facilité du langage renvoyant tout aussi bien à la « loi de la jungle » caractérisant cette zone de non-droit qu’à l’opinion que se font certains courants d’idées de ses occupants. Abandon de leurs responsabilités régaliennes par les personnes publiques au profit des trafiquants en tous genres, ce « bidonville » moderne comme le qualifient les associations humanitaires était et il est demeuré une insulte à l’Etat de droit comme à l’Etat providence.

Cet abcès de fixation constitue un effet collatéral de la situation particulière consentie au Royaume Uni par ses partenaires dans la constitution de l’espace Schengen. Extérieure à cet espace, la Grande Bretagne a obtenu sans coup férir cette position dérogatoire dans un protocole l’organisant, lors du traité d’Amsterdam. Celui-ci n’a pas réglé les questions bilatérales, bien au contraire. Ainsi, le protocole dit de Sangatte », en 1991, va fixer conformément aux stipulations du traité franco-britannique de Cantorbery du 12 février 1986, les modalités des contrôles frontaliers et de la sécurité civile entre les deux Etats, à propos de la liaison fixe transmanche. Le texte autorise ainsi les agents de l’Etat d’arrivée à effectuer des contrôles dans l’Etat de départ, sans que la dissymétrie de tels contrôles ait apparemment beaucoup frappé les esprits à l’époque, le flux à destination du Royaume Uni n’ayant pourtant aucune commune mesure avec celui du départ vers le continent.

Dès lors, transcendant les règles européennes et celles de la coopération bilatérale, les lois de la géographie n’avaient plus qu’à s’accomplir. La destination britannique constituant de manière durable celle dont les grands flux migratoires rêvent, pour des raisons variées qui n’empruntent pas toujours à la rationalité, il suffit de jeter un œil sur une carte de France pour saisir que l’aboutissement des grandes routes de la migration, celles de l’Est comme celles du Sud, se situe à proximité du tunnel sous la Manche, à 25 kilomètres d’un prétendu eldorado.

Ce fut le malheur de Sangatte, de 1999 à 2002, avant de devenir celui de Calais. On estime en effet généralement à plus de soixante mille, le nombre de migrants ayant transité à l’époque par ce qui n’était au départ qu’un simple hangar permettant à la Croix Rouge de remplir son office. Médiatisée par un ministre de l’Intérieur devenu ensuite chef de l’Etat, la fermeture de Sangatte en 2002 ne va pourtant pas se réaliser à somme nulle et elle se négociera avec le Royaume Uni. D’une part, avec pour concession l’acceptation d’un millier de migrants outre-Manche afin de faciliter cette fermeture, et, d’autre part, avec pour contrepartie la signature des accords dits du Touquet, présentés à l’époque comme destinés à « faciliter l’exercice des contrôles frontaliers dans les ports maritimes de la Manche et de la mer du Nord situés sur le territoire de l’autre partie ». En d’autres termes, vider Sangatte permettant de le fermer, la contrepartie traduite dans les accords du Touquet a consisté alors à pérenniser la responsabilité intégrale de l’Etat français dans la gestion de la frontière commune.

Car, outre le renforcement de la coopération opérationnelle franco-britannique sur le territoire français, ces accords vont nouer définitivement le problème sur le terrain de l’asile. Leur article 9 stipule en effet la responsabilité de l’Etat de départ, la France en l’espèce, pour ce qui concerne le traitement des demandes d’asile éventuellement déposées. Ce qui a pour effet de dégager le Royaume Uni de l’essentiel de sa responsabilité et de bénéficier de l’externalisation du contrôle de l’accès à son territoire, en France.

Dans ces conditions, la disparition de Sangatte n’était qu’un leurre et la reconstitution et la tolérance d’un nouveau camp, en banlieue de Calais, était inévitable. Fait à la fois de squats et de campements divers aux conditions d’hygiène et de sécurité particulièrement honteuses, il faudra que le juge interne, par l’intermédiaire du Conseil d’Etat au nom du principe de la dignité humaine, et la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, dans un avis sur la situation des migrants à Calais et dans le calaisis, les dénoncent pour que les pouvoirs publics soient enfin contraints à l’action.

Ce contexte explique que l’ampleur du virage réalisé avec l’évacuation du camp de Calais soit pris, aujourd’hui, avec une certaine circonspection, sans qu’ici droite ou gauche puisse revendiquer un quelconque monopole du cœur ou du laxisme, c’est selon. On se souvient ainsi qu’il y a un an, à peine, en décembre 2015, le contrôleur général des lieux de privation de liberté saisissait en urgence le ministre de l’Intérieur des conditions dans lesquelles une pratique de « déplacements collectifs de personnes interpellées à Calais » privait ces derniers de l’accès à leurs droits fondamentaux et, accessoirement, faisait retomber la tension sur place … La « gestion industrialisée » des placements en rétention dénoncée par les associations humanitaires n’est donc pas si ancienne qu’on l’ait oubliée …

C’est pourquoi, avancer que le démantèlement du camp de Calais serait, pour partie, une « belle histoire que le gouvernement voulait raconter » (Le Monde, 29.10.2016) n’est pas tout à fait faux, au vu des efforts manifestes de communication d’un ministère qui avait rarement habitué à une transparence d’une telle qualité et que l’on doit saluer. Discours, infographie, photos et communiqués divers, rien n’y fait défaut … Indépendamment d’un souci très politicien de vouloir gommer les erreurs commises sur ce front durant un quinquennat, souci ajouté à celui de jeter de l’huile sur le feu des primaires du camp d’en face, la réticence à croire à une conversion aussi radicale se nourrit en effet d’un passé récent, d’un calendrier parlant et d’une réalité difficile à édulcorer : celle de la démission française face à la crise internationale et européenne de l’asile.

  • Histoire d’une démission

Dès les origines, la crise de Calais (comme celle de Sangatte avant elle) est celle de la crise de l’asile en Europe. Le moins que l’on puisse en penser et tirer de leçons de son observation depuis près de deux ans est que la République française n’a ni été en pointe sur le sujet et ni en phase avec son voisin d’outre Rhin. Les déclarations de son premier ministre, toutes en nuances sur le territoire du partenaire allemand, ne laissaient place à aucune ambiguïté, il y a peu, et elles donnent une résonance particulière au discours lénifiant du président de la République lors de sa récente visite du Centre d’accueil et d’orientation de Tours, fin septembre 2016.

Car Calais n’est qu’une pièce du puzzle de la gigantesque crise de l’asile et l’immigration à laquelle l’Union européenne doit faire face et dont l’autisme de nos dirigeants empêche l’opinion publique de mesurer l’ampleur. Le point fait par la Commission le 28 septembre 2016 dans son sixième rapport relatif aux modalités de réalisation des décisions arrêtées en septembre 2015 (COM (2016) 636) ne saurait inciter à cet égard à l’optimisme, malgré la tonalité positive des propos tenus.

En effet, à mi-parcours du programme et au regard du chiffre global des 160 000 personnes qui étaient initialement visées, 5 651 personnes déjà entrées dans l’Union ont été relocalisées depuis la Grèce (4 455) et l’Italie (1 196) tandis que 10 695 personnes ont reçu une voie d’entrée légale et sûre dans l’Union. Par ailleurs, 1614 personnes ont été réinstallées à partir de la Turquie au titre de la déclaration UE-Turquie. Les tableaux de la Commission révèlent au grand jour à quel point la mauvaise volonté des Etats membres à s’acquitter de leurs obligations est éclatante, au point que l’exécutif communautaire a même semblé, un temps, renoncer à l’objectif de la relocalisation avant de le réaffirmer.

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Le cas français n’est pas aussi glorieux, quoi que l’on en dise, et même si la France a procédé au plus grand nombre de relocalisations (1952 personnes), suivie par la Finlande (690) et les Pays-Bas (726), la perspective ne trompe pas l’oeil. Au vu des responsabilités écrasantes assumées en matière d’asile par certains de ses grands voisins tels que l’Allemagne et, surtout, au regard du quota de 24 031 personnes à relocaliser qui lui est assigné, le compte est encore loin. L’engagement pris par la France de proposer mensuellement un quota de 450 places ne permettra pas d’y parvenir dans les délais. Aussi, que nombre de ses partenaires européens aient démissionné sur ce point ne change rien à la pusillanimité de l’attitude française.

Car si les statistiques nationales de l’asile font état, en 2015, d’une augmentation de plus de 15 000 primo-demandes supplémentaires, passant ainsi de 59 313 en 2014 à 74 468 demandes en 2015, chiffres dont on tire prétexte dans les joutes politiciennes à l’Assemblée nationale pour prétendre répondre à un effort insurmontable comme le ministre de l’Intérieur ou pour nourrir l’effroi comme ses adversaires politiques, force est de mettre ces chiffres en rapport avec la réalité d’une Union européenne confrontée à une crise sans précédents. Eurostat comptabilise ainsi pour l’année 2015, un million 255 000 premières demandes dont 440 000 pour la seule Allemagne, sans mentionner les 156 000 demandes en Suède ou les 174 000 demandes en Hongrie. … 800 % d’augmentation en Finlande, 300 % en Hongrie, 230 % en Autriche, 155 % en Allemagne, triste comptabilité à rapporter aux 20 % français présentés comme insupportables en PACA ou ailleurs …

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En fait, et mise à part la situation de Calais, l’objectivité des chiffres oblige à réaliser que la France s’est largement tenue à l’écart du séisme migratoire qui s’est produit depuis près de deux ans sur le territoire européen. A la fois par choix politique et par choix des demandeurs de protection : au premier sans doute faut-il imputer le fait que le taux de reconnaissance de la protection en France (26 %) soit moitié moindre que celui de l’ensemble de l’Union (52 %), ceci expliquant en partie le point de vue des seconds…

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Un simple regard sur la situation des occupants du camp de Calais permet alors de comprendre à quel point les commentaires les accompagnant sont biaisés : ils sont très largement des demandeurs d’asile et non pas de simples migrants comme il est fréquent de les présenter puisque, de l’aveu même de l’OFPRA, près de 80 % d’entre eux sont effectivement demandeurs de protection. A deux précisions près : d’une part leur sociologie ne coïncide pas nécessairement à celle du flux général constaté ailleurs en Europe puisque les ressortissants soudanais, afghans et érythréens y sont principalement représentés et, d’autre part, ils sont avant tout désireux de demander cette protection au Royaume Uni et non en France, ce qui est le coeur du problème.

Là se mesure le phénomène de vases communicants généré par le système d’asile mis en place en Europe. Ce dernier fait subir à la France des effets collatéraux difficiles à résorber dont Calais constitue la manifestation la plus visible.

D’un coté, le pays de destination des demandeurs, le Royaume Uni protégé par le système du Touquet et en décalage avec Dublin III, se tient en effet soigneusement à l’écart de l’essentiel de la pression. Cible des migrants en route, il a ainsi enregistré moitié moins de demandes d’asile en 2015 que la France (38 000), le tout étant assorti d’un refus délibéré de faire face à ses obligations en matière de mineurs isolés : en une année, seuls 73 dossiers y avaient reçu une réponse positive sur ce terrain.

D’un autre coté, le pays par lequel transitent ces demandeurs, la France, ne peut se soustraire autant qu’elle le voudrait à la crise dont ses voisins sont victimes. Cette crise se traduit par des flux secondaires créant une tension croissante avec les autres maillons de la chaine, qu’il s’agisse du Royaume Uni mais aussi de l’Italie, pays d’entrée désormais en difficulté du fait des demandeurs auquel la route de la Grèce est désormais interdite. Légitimement, Rome appelle alors à la solidarité des autres Etats membres davantage qu’à l’exécution des obligations de réadmission en sa direction auxquelles elle devrait se plier, en théorie et malgré les schémas de relocalisation qui sont censés lui profiter.

Les palinodies du dernier Conseil européen visant à valoriser le principe de responsabilité au détriment de celui de solidarité et l’apparition d’une « solidarité flexible » vantée sans vergogne par le groupe de Visegrad et susceptible d’être débattue, demain, dans l’Union, laissent peu d’espoir d’inversion des évènements. De fait, en matière d’asile et sur le fondement de la logique de Dublin, la responsabilité du traitement des demandes devrait revenir au pays par lequel ces derniers ont pénétré dans l’Union, l’Italie selon toute vraisemblance au vu de la reprise des routes de la Méditerranée.

Maniant à la fois la carte de la fermeté à travers des réadmissions vers l’Italie, dont on sait cependant le caractère très théorique, et celle de la solidarité en acceptant de connaître directement d’un certain nombre de demandes d’asile sur son territoire, la France a donc navigué à vue.

La mise en forme d’une politique d’asile visant à lui faire jouer un rôle moteur dans l’Union aurait pu constituer un autre choix. Celui d’une rupture avec le passé, nécessaire et justifiée par l’ampleur de la crise et des défis. Une autre lecture que politicienne était possible, attentive aux réactions profondes de la population dont le démantèlement du camp de Calais renvoie un écho différent de celui que l’on pouvait craindre, approche que l’on pouvait assortir d’un minimum de pédagogie. Elle aurait conduit la France à assumer ses engagements européens et internationaux en pleine lumière et à un autre moment que celui de la fin d’un quinquennat tristement « normal ».