Le non-refoulement comme principe du droit international et le rôle des tribunaux dans sa mise en œuvre

Nous publions ci-dessous le discours que Bruno Nascimbene, Professeur de droit européen à l’Université de Milan et membre du Réseau Odysseus pour l’Italie, a prononcé à Strasbourg le 27 janvier 2017 lors d’un séminaire organisé à l’occasion de la cérémonie d’ouverture de l’année judiciaire de la Cour européenne des droits de l’homme.

Introduction

Si l’on se réfère tant aux demandeurs d’asile qu’aux migrants, le non-refoulement est un sujet sensible, voire délicat, engageant le droit d’un point de vue aussi bien théorique que pratique.

La protection des droits de l’homme fait partie intégrante du droit international: non seulement parce que les règles conventionnelles à leur sujet sont devenues un corpus normatif important, mais aussi parce qu’une grande partie de ces droits essentiels (droit à la vie, à la sûreté de la personne) font partie du droit coutumier. Le principe de non-refoulement est à ce titre reconnu comme un droit de l’homme que tous les États membres de la Communauté internationale garantissent à la personne en tant que telle.

L’émergence et l’affirmation des droits de l’homme ont posé des limites importants à la souveraineté étatique au fil du temps. Dans ce cadre évolutif, ce sont surtout la Déclaration universelle des droits de l’homme et, au niveau européen, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CEDH), qui ont joué un rôle fondamental. Les  migrants et les réfugiés ont des droits qui appartiennent aux droits de l’homme suite à leur évolution récente. Ce sont également des personnes considérées comme vulnérables ayant besoin d’une protection spéciale.

La migration n’est pas un crime : celle-ci doit être gouvernée en tenant compte de ses aspects positifs. Le Rapporteur spécial des N.U., M. Crépeau, et M. le Juge Bianku l’ont souligné. L’affirmation de ces droits appartient à la période la plus récente et a retenu l’attention, souvent dans des termes contradictoires, de la communauté internationale, des organisations internationales, des gouvernements et de l’opinion publique. Les cours et tribunaux ont joué un rôle important dans ce processus et ont contribué à la formation d’une conscience et d’une sensibilité inconnues dans le passé.

L’accueil des migrants

L’accent a d’abord été mis sur les migrants installés, c’est-à-dire sur les droits de la catégorie d’étrangers qui séjournent dans un État, parfois parce qu’ils y sont nés. Les rapports de M. Grabenwarter et Mme Linder ont examiné le problème des garanties substantielles et procédurales. Les autorités nationales, en vertu du droit de contrôle souverain qui leur appartient conformément à un principe de droit international bien établi et reconnu en jurisprudence conservent une marge d’appréciation qui souffre aujourd’hui de nombreuses limitations.

En premier lieu, la jurisprudence nationale (suédoise en particulier) et la jurisprudence de la Cour européenne se révèlent très utiles pour permettre une comparaison entre des systèmes différents. L’enrichissement mutuel entre juges nationaux et entre ceux-ci et la Cour européenne est précieux. Jurisprudence et pratique doivent  tenir compte des engagements découlant des traités, bilatéraux ou multilatéraux, ainsi que du droit primaire et secondaire de l’Union européenne.

En deuxième lieu, il faut prendre en considération la nature des attaches entre la personne et le territoire. Une attache forte et durable peut être décisive pour établir un niveau d’intégration qui assimile l’étranger résident au national de l’Etat. Le critère de la résidence, ou mieux de l’intégration ou attache sociale, est devenu important pour la figure de la citoyenneté de résidence. Ce concept doit être pris en compte dans tous les cas où l’on discute de discrimination sur la base de la nationalité ou de l’origine ethnique (affaire Biao c. Danemark) et sur la différence de traitement qui pourrait être justifiée seulement si les mesures prévues, telle qu’une durée prolongée de la résidence ou la possession de la nationalité, sont jugés proportionnées (dans l’affaire Biao la durée de 28 ans d’ancienneté de nationalité et de résidence a été jugée disproportionnée, la justification des buts poursuivis n’étant pas acceptable).

Les discriminations indirectes produites par des normes ou pratiques nationales sont très souvent sournoises : la législation sur la nationalité par naissance et par naturalisation pour prendre un exemple, peut sembler neutre, mais son application conduit à des discriminations contraires à l’article 14 CEDH.

Les droits substantiels, tels que la protection de la vie familiale (rapport Linder), les libertés d’expression et d’association, le droit de propriété (rapport Grabenwarter qui a aussi abordé le sujet des droits politiques et des limitations prévues par l’article 16 CEDH), ainsi que les garanties procédurales, doivent être effectifs. L’effectivité est devenue un leitmotiv de cette matière. L’intégration de l’étranger ne peut se réaliser de manière effective si le regroupement familial est empêché par des obstacles qui ne sont pas fondés sur des facteurs objectifs. Sans quoi la logique derrière l’article 8 ou derrière les articles 5 ou 6 CEDH serait compromise. Le droit de l’Union européenne, tant la directive 2004/38 sur la libre circulation des citoyens européens que la directive 2003/86 concernant le regroupement familial des ressortissants des pays tiers, ainsi que la Charte des droits fondamentaux de l’UE (l’article 21 qui interdit toute discrimination, y compris celles fondées sur la race, l’origine ethnique ou l’appartenance à une minorité, l’article 7 concernant le respect pour la vie privée et familiale, l’article 47 sur les garanties juridictionnelles) confirment les obligations de l’État à assurer à chacun un droit relié à des attaches fortes, auquel on ne peut déroger qu’en présence de raisons impérieuses. La logique « CEDH-Charte » est la même.

Il faut donc toujours s’interroger sur la compatibilité des règles ou pratiques nationales avec l’interdiction des discriminations. La marge d’appréciation de l’État permet au gouvernement, selon le contexte économique et social, une latitude qui peut amener à estimer compatibles avec cette interdiction des différences de traitement entre l’étranger et le citoyen. Une prestation d’allocation familiale constitue un bénéfice au profit de la famille protégé par l’article 8 CEDH (le rapport de Mme Linder a approfondi les problèmes relatifs à l’article 8), et si par exemple (voir l’arrêt Dhahbi c. Italie) l’étranger résidant et travaillant régulièrement vers des contributions à un système d’assurance publique, l’État ne pourrait justifier la différence de traitement qu’en s’appuyant sur des raisons budgétaires impérieuses (qui exigent la protection des intérêts nationaux et, donc, justifient la mesure en question comme étant proportionnée).

Le domaine des droits économiques et sociaux, à propos duquel un consensus entre États n’a pu se forger (et cela non seulement en droit international, mais également en droit de l’Union européenne), crée de nombreuses difficultés en ce qui concerne la reconnaissance et la jouissance de ces droits. La question la plus importante reste de définir, de manière générale, l’ampleur du pouvoir d’appréciation qui reste à l’État en matière économique et sociale, et la justification des limitations objectives et raisonnables. On l’a souligné pour ce qui concerne les allocations familiales, mais ce principe vaut également pour le droit à l’instruction, protégé par l’article 2 du Protocole n°1 (voir par exemple l’affaire Ponomaryovi c. Bulgarie examinée dans le rapport de M. Grabenwarter).  

L’enseignement représente un service public parmi les plus importants dans un État. Si une instruction primaire, qui favorise l’intégration sociale et l’expérience de vivre ensemble, est obligatoire et gratuite, elle doit l’être pour tous, étrangers et ressortissants de l’État en question. Si l’instruction secondaire ou de niveau supérieur n’est pas obligatoire ni gratuite, les différences de traitement peuvent être considérées comme légitimes et justifiées. Là encore, il faudra toutefois examiner les circonstances concrètes et prendre en compte le niveau d’intégration avec l’Etat d’accueil (notamment, entre autres, la durée du séjour, les liens familiaux, la connaissance de la langue, les liens culturels établis).

Garanties procédurales et recours effectif

Un migrant installé devrait bénéficier de garanties procédurales renforcées. La longue durée du séjour, la naissance dans le territoire de l’État où l’immigré vit, étudie, travaille, a ses relations familiales et sociales, représentent des éléments d’assimilation de l’étranger au ressortissant national. Les critères de la jurisprudence Boultif qui justifient une expulsion, restent valables pour la protection de la vie familiale visée par l’article 8 CEDH (et également de la vie privée d’une personne, de son identité sociale, des liens entretenus avec ses semblables et le monde extérieur). Une décision d’éloignement devrait donc être exceptionnelle, comme en témoignent, d’autre part, les principes directeurs du Comité des Ministres sur le retour forcé (2005).

La question qui se pose le plus souvent et représente un véritable problème pour le juge national concerne les garanties dont l’immigré installé doit jouir, notamment le droit d’un étranger ayant des griefs défendables, à les exercer, non seulement en droit mais aussi en pratique. Les moyens de recours doivent être effectifs et adéquats. On peut s’interroger, à juste titre, sur le sens réel de ces termes, qu’on retrouve dans la Charte de droits fondamentaux de l’Union européenne, dans la directive 2013/32/UE du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale, ou encore dans la directive 2008/115 du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier: quel est le sens de l’effectivité d’un recours selon l’article 13 CEDH?

Un recours suspensif de plein droit en cas d’expulsion serait souhaitable, mais si une balance des intérêts s’impose, une garantie absolue n’est guère assurée. La jouissance d’un recours effectif, au sens d’un contrôle attentif et rigoureux par un juge national (sans exclure une autorité administrative, pour autant qu’elle soit indépendante et impartiale et garantisse un contrôle de même qualité), devrait être reconnu à la personne exposée à un risque réel d’atteinte à son droit à la vie (article 2 CEDH, mais aussi article 4 du Protocole n°4).  Dans les autres cas, c’est l’intérêt de l’État qui prévaut avec pour conséquence l’éloignement de l’étranger. Une atteinte à la vie privée et familiale ne serait pas suffisante pour garantir la suspension, mais il est impératif que des garanties procédurales effectives et adéquates soient assurées (article 13 combiné avec l’article 8 CEDH ; sur l’article 8 voir le rapport de Mme Linder et sur les garanties procédurales celui de M. Grabenwarter).

La Cour a d’ailleurs précisé qu’en application du Protocole n°7 (article 1) une expulsion est contraire aux droits de la personne même si la décision a été prise en conformité avec la loi nationale, quand celle-ci ne répond pas aux exigences de la Convention, laquelle « s’interpréter de façon à garantir des droits concrets et effectifs et non théoriques et illusoires » (Lupsa c. Roumanie, par. 60). La jurisprudence de la Cour reconnaît de tels droits également dans le cas d’expulsions collectives, aux termes de l’article 4 du Protocole n°4 qui interdit ce genre d’expulsion. Chaque personne a le droit à « un examen raisonnable et objectif de sa situation particulière » individuelle. La politique en matière d’immigration relève de la souveraineté des États, mais « les difficultés dans la gestion des flux migratoires ne peuvent justifier le recours, de la part des États, à des pratiques qui seraient incompatibles avec leurs obligations conventionnelles » (Géorgie c. Russie, par. 177 ; Hirsi Jamaa c. Italie, par. 179).

À l’occasion d’une conférence que M. le Juge De Gaetano a donné l’année passée à la Cour de Cassation italienne, ces principes ont été soulignés et, sur base de l’arrêt Hirsi Jamaa, il a également mis en évidence une règle d’interprétation des normes conventionnelles qu’il est fondamental de rappeler: l’interprétation doit toujours « se faire au regard du principe de la bonne foi et de l’objet et du but du traité ainsi que de la règle de l’effet utile » (par. 179).

Une remarque enfin sur le rôle des tribunaux. Ils ont contribué à la formation d’une conscience et d’une sensibilité sur la thématique de la migration inconnues dans le passé. Ils méritent appréciation dans le contexte actuel de grave crise migratoire en Europe et d’atteintes dangereuses aux droits de la personne.