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By Ninon Forster, Maîtresse de conférences, Université Rennes 2.

Depuis plusieurs années, diverses institutions, organisations non gouvernementales et auteurs de doctrine dénoncent l’irresponsabilité de Frontex. Dans le cadre de ses opérations, sa culpabilité est pointée pour ses actions et inactions constitutives de violation du droit d’asile, la dissimulation et le soutien à des opérations de refoulement, des mauvais traitements et actes de violence envers des migrants, ou encore un manque de transparence en matière de protection des données personnelles. Ces critiques se sont exacerbées avec l’augmentation rapide des pouvoirs et moyens de l’agence. Si formellement la responsabilité de Frontex a été renforcée au travers des règlements 2016/1624 et 2019/1896, en pratique, l’engagement de cette responsabilité reste difficile. 

Sans remettre en cause les critiques à l’encontre de Frontex, il faut toutefois remarquer qu’elles reposent sur une approche globale de la responsabilité qui embrasse des acceptions de la notion dont la nature diffère. Telle qu’elle est employée, la notion fait tout à la fois référence à une responsabilité politique (article 6 du règlement 2019/1896), une responsabilité pénale (article 85), une responsabilité civile contractuelle et non contractuelle (articles 87, § 2, alinéa 2 et 97), voire à une responsabilité morale. Ce type d’approche trop globale brouille le débat. Dénoncer de manière aussi générale les carences de responsabilité de l’agence conduit à ignorer la finalité et la spécificité de chacun des mécanismes qui la mettent en œuvre.

C’est notamment le cas s’agissant de la responsabilité civile de Frontex. Cette dernière fait référence à l’obligation de l’agence de réparer les dommages causés à autrui du fait de ses activités menées soit par ses services soit par ses agents. Conformément aux articles 84, § 2, alinéa 2 et 97 du règlement 2019/1896, cette responsabilité peut être contractuelle ou extracontractuelle. La difficulté d’engager cette dernière fait l’objet de critiques. Elle découlerait de ce qu’il serait, sinon impossible, tout au moins excessivement difficile, de réunir les conditions nécessaires à son engagement et que les recours en indemnité ne peuvent être formés que devant les juridictions nationales. Il en résulterait une carence de protection juridictionnelle effective. 

Or, il faut rappeler que le recours effectif doit être apprécié en tenant compte de l’ensemble des voies de droit qui s’ouvrent aux particuliers, parmi lesquelles sont comprises les voies de droit nationales (CJUE, Les Verts). En effet, la responsabilité du fait des dommages causés par les opérations de contrôle aux frontières extérieures de l’UE est avant tout une responsabilité des États membres qui peut être engagée devant les juridictions nationales.  En réalité, l’argument de l’irresponsabilité civile de Frontex est utilisé au soutien d’une critique de la difficile imputation de la responsabilité à l’agence et de l’inefficience des mécanismes politiques et juridiques de contrôle a priori et a posteriori de son activité (voyez ce billet sur ce blog). Dans ces critiques, la question de l’indemnisation des préjudices apparaît somme toute secondaire. Il s’agit pourtant de la finalité première de la responsabilité civile. Il ne faut pas douter de l’intérêt de ce type de responsabilité dans le processus plus général de responsabilisation de Frontex, le jugement réprobateur qui découle de son engagement étant une réponse juridique qui revêt un caractère social important. Il convient cependant de s’interroger sur le fait de savoir si l’engagement de la responsabilité civile de l’agence peut réellement permettre une meilleure réparation des dommages causés aux victimes des contrôles aux frontières extérieures.

Il n’est pas aisé de répondre positivement à cette question que la Cour devra trancher, pour la première fois, dans une affaire qui vient d’être portée devant le Tribunal de l’UE par une famille syrienne renvoyée vers la Turquie dans le cadre d’une opération de retour par voie aérienne organisée conjointement par la Grèce et Frontex. Tout d’abord, parce que la nature de ses activités menées rend difficile la preuve d’un fait générateur imputable à l’agence qui a causé directement le dommage subi par les victimes (1). Ensuite, parce que l’application du principe de responsabilité partagée n’aboutit pas automatiquement à une meilleure indemnisation des dommages subis par les victimes (2). 

L’identification difficile d’un fait générateur imputable à Frontex

Le premier obstacle à l’engagement de la responsabilité de Frontex porte sur l’imputabilité du fait générateur à l’agence. De jurisprudence constante, la Cour de justice reconnaît que seuls les actes et les comportements imputables à l’UE peuvent engager sa responsabilité. Cette condition, tout comme les autres conditions des régimes de responsabilité dégagées dans le cadre de l’article 340 TFUE, est pertinente pour mettre en œuvre la responsabilité civile prévue par le règlement 2019/1896 (CJUE, Chrysostomides). En conséquence, l’architecture de la gestion intégrée des frontières qui associe aux opérations de contrôle des États membres, l’UE et même des États tiers n’est pas propice à la réalisation de cette condition (CJUE, Chrysostomides). Elle impose d’envisager que le fait d’un État membre puisse être imputé à Frontex ou d’identifier un fait générateur propre à l’agence qui remplirait les conditions nécessaires à l’engagement de sa responsabilité civile.

L’imputabilité improbable des actes des États membres à l’UE

La participation de plusieurs institutions, organes ou organismes relevant d’ordres juridiques différents dissout le lien d’imputation en multipliant les auteurs identifiés à l’origine du fait générateur d’un dommage. Pour identifier la personne juridiquement responsable, le juge doit déterminer l’origine du pouvoir qui a été exercé. S’agissant de la gestion intégrée des frontières, le fait générateur est principalement des actes de l’État membre hôte des opérations de contrôle parce que la gestion des tronçons des frontières extérieures relève « en premier ressort » des États membres (article 7 Règlement 2019/1896). La responsabilité de Frontex ne peut pas être engagée pour les activités imputables aux États (CJCE, Francovich) et ce contentieux relève de la compétence des juridictions nationales (article 84 § 1 Règlement 2019/1896). Les difficultés liées à l’imputabilité de la responsabilité à l’agence peuvent en outre être accentuées par le phénomène de délégation des contrôles frontaliers à des autorités d’États tiers ou à des agences privées (B. Ryan, The Migration Crisis and the European Union Border Regime).

Ce bouclier n’est néanmoins pas impénétrable, les activités des États membres pouvant être imputées à Frontex si la preuve est faite qu’elles leur ont été dictées par l’agence (CJUE, Krohn) ou si les autorités nationales ne disposaient d’aucune marge d’appréciation dans l’exercice de leur compétence (TPIUE, Biret International). Or, la direction et le contrôle des opérations ne peuvent être considérés comme exercés exclusivement par l’État membre. C’est notamment le cas parce que Frontex élabore avec les États membres les plans opérationnels, ou que l’agence communique des instructions aux États membres lors d’opérations conjointes. Toutefois, imputer les actes dont question à Frontex n’est pas chose aisée dans la mesure où il est difficile d’identifier le degré exact d’implication de l’UE et des États dans chacune des opérations (M. Fink, Frontex and Human Rights: responsibility in Multi-Actor Situations under the ECHR and EU Public Liability Law).

À défaut de pouvoir imputer les actes des Etats membres à Frontex, il est possible d’identifier un fait générateur propre à l’agence qui aurait causé le dommage. 

L’identification d’un fait générateur propre à Frontex

Le premier de ces faits est celui commis directement par le personnel de Frontex dans le cadre des opérations conjointes qui est de manière évidente imputable à l’agence. Le second tient au non-respect d’une obligation de surveillance des activités des États membres. Cette possibilité d’imputation est fondée sur une interprétation constructive de l’arrêt Lütticke dans lequel la Cour de justice reconnaît que la responsabilité de l’UE peut être engagée dans le cas où elle n’aurait pas utilisé les pouvoirs qui lui auraient permis d’obliger les États membres à agir autrement (CJCE, Lütticke). La jurisprudence récente a par ailleurs remis à l’honneur l’idée d’une responsabilité du fait du non-respect des obligations positives des institutions, organes et organismes de l’Union (CJUE, Ledra Advertising) pour laquelle le fait générateur est une omission. 

De jurisprudence constante, les omissions ne sont susceptibles d’engager la responsabilité que dans la mesure où les institutions ont à cette occasion violé une obligation légale d’agir résultant d’une disposition de droit de l’UE (CJCE, KYDEP). Or, l’article 10, §1 du règlement 2019/1896 dispose que « l’agence a pour tâche de contrôler le respect des droits fondamentaux dans l’ensemble de ses activités aux frontières extérieures et dans les opérations de retour », qu’elle doit assister les États membres « en tenant compte du fait que certaines situations peuvent relever de cas d’urgence humanitaire et impliquer des sauvetages en mer conformément au droit de l’Union et au droit international ». En outre, l’article 36, §2 dispose que « l’agence organise l’assistance technique et opérationnelle nécessaire pour l’État membre hôte et peut, en agissant conformément aux dispositions applicables du droit de l’Union et du droit international, y compris au principe de non-refoulement, prendre une ou plusieurs des mesures suivantes ». La violation de ces obligations pourrait donc constituer un fait générateur imputable à Frontex.

Pour engager la responsabilité de l’agence, preuve doit alors être faite que les conditions du bien-fondé de la responsabilité sont réunies. Ces dernières sont au nombre de trois et concernent l’illégalité du comportement, la réalité du dommage et l’existence d’un lien de causalité. Ce dernier est le plus difficile à prouver. En effet, la qualification du lien de causalité dépend de la preuve de l’existence d’un « lien certain et direct de cause à effet entre la faute commise et le préjudice invoqué » (CJUE, Guardian Europe). Plus encore, pour que la causalité soit établie, il faut que le fait générateur constitue la « cause déterminante » du dommage (CJCE, Succhi di Frutta). Cette dernière est évaluée sur base de la théorie de la causalité adéquate et est constituée par le fait qu’il est prévisible et normal, au moment où il s’est produit, qu’il entraîne la survenance du dommage. À la différence de la théorie de l’équivalence des conditions, tous les faits qui sont une condition nécessaire de la survenance du dommage ne sont pas pris en considération pour établir la causalité juridique (CJUE, Mauerhofer). Appliqué aux activités de Frontex, il est peu probable que ses actes soient considérés comme la cause déterminante du dommage subi par les victimes, celle-ci étant plus directement trouvée dans le comportement de l’État membre hôte de l’opération. 

Il arrive cependant que la Cour de justice fasse des concessions et applique la théorie de l’équivalence des conditions, c’est-à-dire qu’elle considère qu’un dommage « peut ne pas trouver son origine directe et certaine dans une seule cause, mais avoir été provoqué par plusieurs causes, qui concourent de manière déterminante à sa réalisation » (CJCE, Sommerlatte). Ces concessions se justifient le plus souvent par la nécessité d’éviter la création de situations d’irresponsabilité constitutives d’un déni de justice. Elles permettent ainsi de protéger les droits reconnus aux particuliers dans des situations où l’application de la théorie de la causalité adéquate exclurait de facto la qualification du lien de causalité. Les affaires dans lesquelles cette théorie a été utilisée ont ceci de commun qu’elles portent toutes sur des atteintes graves causées aux personnes. Il s’agit en général de préjudices physiques ou moraux importants ou de préjudices économiques qui portent sur des personnes en état de faiblesse. Ces situations peuvent se rapprocher de celles vécues par les victimes des contrôles aux frontières extérieures de l’UE, néanmoins, dès lors que l’État est le responsable en premier ressort des activités de contrôle aux frontières il est peu probable que la Cour de justice utilise dans ses situations la théorie de l’équivalence des conditions. 

Même si toutes les conditions du bien-fondé de la responsabilité pourraient théoriquement mais difficilement être réunies, encore faut-il s’interroger sur le fait de savoir si la mise en place de la responsabilité partagée entre l’Union et les États membres sera vraiment en faveur de l’indemnisation des victimes.

Les apports à nuancer d’une responsabilité civile partagée 

La responsabilité de Frontex tourne autour d’un concept clé, celui de responsabilité partagée pour le contrôle des frontières extérieures qui apparaît à l’article 7 du règlement 2019/1896. Ce principe peut être traduit dans le régime de la responsabilité extracontractuelle par le mécanisme de « coresponsabilité ». Ce dernier est prévu dans l’arrêt Kampffmeyer, qui en cas de conjonction de fait à l’origine d’un dommage prévoit une double responsabilité justifiant l’intervention respective de la juridiction de l’Union et de celle des juges nationaux. 

La répartition de la responsabilité s’organise autour du principe de l’autonomie des systèmes de responsabilité de l’Union et des États membres et d’une règle d’épuisement des voies de recours internes (CJCE, Kampffmeyer). La responsabilité de l’Union ne peut être engagée qu’une fois que la juridiction nationale s’est prononcée sur la responsabilité éventuelle de l’État et uniquement à la  hauteur de ce que l’État n’a pas réparé, marquant ainsi le caractère subsidiaire de la responsabilité de l’Union européenne. Précisons que, dans un souci de bonne administration de la justice, cette règle ne s’applique pas lorsque la réparation des dommages subis par la victime ne peut l’être devant le juge national, soit en raison de l’ineffectivité des voies de droit nationales, soit de leur inexistence. 

Le mécanisme de coresponsabilité a de plus des effets pervers qui risquent de se répercuter sur l’indemnisation des victimes. Du point de vue procédural, il impose des détours parfois inutiles entre les juridictions nationales et celles de l’Union, impliquant par là même des inconvénients temporels et financiers mal adaptés au domaine migratoire qui se caractérise par un accès au juge particulièrement difficile pour les victimes. Sur le plan indemnitaire, ce mécanisme risque de conduire à ce que les victimes soient insuffisamment indemnisées du fait d’une appréciation divergente quant à la part prise par l’UE et par les États membres dans la réalisation du préjudice. Ces inconvénients mettent en lumière les difficultés de mise en œuvre de la coresponsabilité, lesquelles peuvent conduire à des carences de protection juridictionnelle effective. 

Cela explique qu’en pratique les juges de l’UE ont délaissé cette procédure, privilégiant l’imputation intégrale du fait générateur du dommage aux États membres, solution qui a le mérite de permettre à la victime d’avoir un interlocuteur et augmente ses chances d’obtenir une réparation intégrale de son préjudice. En outre, l’engagement de la responsabilité des États membres est une voie de droit plutôt favorable à l’indemnisation des particuliers, le juge national étant le mieux placé à la fois pour évaluer et indemniser le dommage. Il en découle que la mise en œuvre d’une coresponsabilité de Frontex et des États membres hôtes des opérations ne paraît pas souhaitable. Elle risque avant tout de complexifier l’accès des victimes au juge de la responsabilité et par là même son indemnisation. 

Une alternative au mécanisme de la coresponsabilité serait d’envisager une responsabilité solidaire qui admet que chacun des coauteurs est responsable de la réparation intégrale du dommage et que la victime peut s’adresser indifféremment à chacun d’eux pour la totalité des dommages-intérêts, sachant qu’après que la victime a obtenu complète satisfaction celui des auteurs qui a payé le tout dispose d’une action récursoire contre ses coauteurs pour se faire rembourser une partie de ce qu’il a versé à la victime. Cette idée est réalisée en partie par l’article 84, § 2, alinéa 2 du règlement 2019/1896 qui ouvre la possibilité pour l’État membre hôte de former une action contre Frontex afin de demander le remboursement des sommes versées aux parties lésées ou à leur ayant droit lorsque les dommages ont été causés par une négligence grave ou par une faute intentionnelle du personnel statutaire de Frontex. L’action récursoire permet ainsi à celui qui a réparé un dommage qu’il n’avait pas causé ou dont il n’était pas l’auteur exclusif d’exercer un recours contre le véritable responsable afin d’obtenir remboursement des sommes versées. 

Cette solution permet de combiner l’objectif de protection des victimes en leur permettant d’obtenir l’indemnisation intégrale de leur préjudice devant les juridictions nationales tout en prévoyant un mécanisme de répartition a posteriori de la charge indemnitaire. Ce faisant, elle fait peser la charge de la répartition de l’indemnisation sur les institutions et non sur la victime en organisant une gestion intégrée de la réparation des dommages. Il serait intéressant que  cette action récursoire ne soit pas limitée aux faits commis par le personnel statutaire de Frontex, mais plus généralement aux activités et omissions de l’Agence. En outre, elle pourrait également être envisagée dans l’autre sens, c’est-à-dire que Frontex indemnise l’intégralité des dommages qu’elle participe à causer et qu’elle puisse par la suite se retourner contre l’État membre hôte de l’opération. Cette dernière situation n’est pas prévue dans le droit positif. 

Certes, le mécanisme de l’action récursoire n’a pas pour effet de mettre en lumière la responsabilité de l’Agence, mais cette procédure permet au moins une réparation plus efficace des dommages pour les victimes. En outre, l’existence d’une action récursoire n’empêche nullement la victime de former un recours en indemnité contre l’Agence. Comme le précise l’article 98 du règlement 2019/1896, ce remboursement est sans préjudice de tout recours en indemnité contre l’agence  devant la Cour de justice. Dès lors, si la victime peut se prévaloir d’un préjudice qui a été causé directement et exclusivement par les actes de Frontex, alors la responsabilité civile de l’Agence pourra être engagée devant la Cour de justice de l’UE.