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By Caroline Leclercq, Project and Research Assistant for the Odysseus Academic Network for Legal Studies in Asylum and Immigration in EuropeUniversité Libre de BruxellesInstitute for European Studies, Belgium.

Université Libre de Bruxelles (ULB) Logo Vector  Institut d'études européennes de l'université libre de Bruxelles — Wikipédia

Les multiples crises auxquelles l’UE a dû faire face au cours des dernières années ont poussé les États membres à rétablir des contrôles à leurs frontières intérieures afin de faire face à la menace terroriste, migratoire ou plus récemment sanitaire. Certaines dispositions du Code Frontières Schengen (CFS) autorisent de telles exceptions, mais pour une durée limitée. En cas de menace grave et prévisible (art. 25 § 1 CFS) ou imprévisible (art. 28 CFS) pour l’ordre public ou la sécurité intérieure, les États membres peuvent réintroduire le contrôle à leurs frontières pour une durée maximale de six mois. En outre, lorsqu’ils sont confrontés à des “circonstances exceptionnelles mettant en péril le fonctionnement global de l’espace Schengen en raison de manquements graves et persistants liés au contrôle aux frontières extérieures”, la durée maximale est portée à deux ans (art. 29 CFS).

Or, l’Allemagne, la France, l’Autriche et la Suède ont introduit des contrôles dépassant ces limites de temps. L’un de ces contrôles prolongés fait l’objet d’une question préjudicielle posée à la Cour de Justice dans une affaire NW/Landespolizeidirektion Steiermark qui concerne la contestation par un ressortissant slovaque d’une amende qu’il s’est vu infliger lors de son passage de la frontière entre la Slovénie et l’Autriche parce qu’il n’était pas en possession d’un document de voyage valide. Bien qu’il s’agit d’un cas précis, l’affaire recouvre plus largement la question de savoir si les limites de temps pour la réintroduction du contrôle aux frontières intérieures mentionnées dans le CFS sont absolues.  

Le nécessaire respect des compétences des États membres 

Le 6 octobre 2021, l’Avocat Général a rendu ses conclusions. Il souligne l’évidence, à savoir que les menaces graves pour l’ordre public et la sécurité nationale peuvent perdurer au-delà des délais prévus par le CFS. Empêcher le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures alors que la menace existe toujours porterait selon lui atteinte aux compétences des États membres de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité intérieure prévues aux articles 72 TFUE et 4 §2 TUE. Selon l’Avocat Général, “les pouvoirs et responsabilités des États membres dans ces domaines ne sauraient être encadrés par des délais absolus.

L’Avocat Général plaide pour une interprétation extensive du CFS compatible avec les traités. Le manque de clarté de l’article 25 CFS permettrait selon lui une interprétation conforme à l’article 72 TFUE. Il lui paraît évident que lorsqu’une nouvelle menace (de nature différente de celle ayant initialement conduit à la  réintroduction des contrôles) apparaît, une nouvelle application de l’article 25 peut être introduite. Cependant, il n’est pas toujours aisé de savoir si une menace est nouvelle par rapport à une menace précédente. Le CFS ne donne aucune définition de la menace, ni d’indications sur ses limites. Au vue de la nature dynamique des menaces et des différentes situations dans lesquelles celles-ci peuvent apparaître, il est, selon l’Avocat Général, extrêmement difficile d’opérer une distinction nette entre menace nouvelle et menace renouvelée (la même menace que la menace initiale et qui perdure au-delà de la limite des six mois). C’est pourquoi l’Avocat Général suit l’interprétation du Conseil d’État français qui, en cas de renouvellement du contrôle aux frontières intérieures, assimile une menace renouvelée à une menace nouvelle. Le contrôle peut donc être prolongé au-delà des délais prévus par le CFS en cas de menace persistante. 

En outre, selon l’Avocat Général, si l’on accepte la théorie selon laquelle les États membres peuvent réintroduire le contrôle aux frontières intérieures un certain temps après que la durée de six mois se soit écoulée, l’article 25 CFS n’indique pas la durée de cette période. Suivre l’interprétation des requérants conduirait, selon l’Avocat Général, à un vide juridique et à une insécurité. 

Une application stricte du principe de proportionnalité 

L’Avocat Général précise que cette nouvelle application des contrôles aux frontières intérieures serait strictement encadrée. Il commence par rappeler les critères matériels de base prévus par le CFS en cas d’application de l’article 25 (​​considérants 21 à 23 du CFS). La réintroduction du contrôle doit être basée sur ​​”une situation exceptionnelle liée à l’existence d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant l’un des intérêts fondamentaux de la société”. La portée et la durée de la réintroduction de la mesure ne doit pas dépasser ce qui est strictement nécessaire pour répondre à la menace et le renouvellement du contrôle ne peut être introduit qu’en dernier recours. En cas de réintroduction, l’État membre doit opérer un test classique de proportionnalité ainsi qu’une évaluation de l’impact sur la libre circulation des personnes (art. 26 CFS). 

Autrement dit, les délais indiqués dans le CFS sont d’ordre et pas de rigueur. Ils constituent des points de référence qui n’empêchent pas les États membres d’agir au-delà mais les obligent à évaluer de plus en plus strictement la proportionnalité à chaque renouvellement des contrôles. La procédure devrait commencer avec une évaluation par l’État membre de la proportionnalité sur base de preuves objectives et convaincantes avant de décider de la prolongation. A ce titre, il doit évaluer l’adéquation du renouvellement par rapport à l’efficacité de la mesure initiale. Il doit également prouver qu’il s’agit d’un moyen nécessaire, c’est-à-dire qu’aucune autre mesure moins coercitive ne suffit. Ensuite, conformément aux dispositions du CFS, la Commission européenne contrôle cette évaluation de la proportionnalité par l’État membre. Si elle a des doutes sur la nécessité ou la proportionnalité, elle doit obligatoirement émettre un avis (art. 27 § 4 al. 2 CFS). Enfin, une évaluation de la proportionnalité des contrôles doit être effectuée  en consultation avec les États membres (art. 27 § 5 CFS). L’étape finale, en cas de doute persistant de la part de la Commission, est le recours en manquement contre l’État concerné. 

Ces conclusions semblent, au premier abord, apporter une réponse raisonnable à un problème jusqu’ici non résolu d’une menace persistante face à laquelle les États seraient démunis à l’expiration des délais prévus. Cependant, elles ont déjà fait l’objet de plusieurs critiques dans des billets publiés sur différents blogs.

L’importance de la libre circulation des personnes et le champ d’application de l’article 72 TFUE

Tout d’abord, une première critique opposée au raisonnement de l’Avocat Général est qu’il minimise la dimension de la libre circulation des personnes dans la construction européenne. Il est regretté que l’opinion soit si déférente envers les États membres et la méthode intergouvernementale de réintroduction des contrôles aux frontières intérieures. La suppression du contrôle aux frontières intérieures de l’Union a en effet été mise en place pour des raisons économiques mais aussi pour  favoriser la construction d’une identité européenne. De plus, l’espace Schengen est l’une des principales réalisations de l’intégration européenne. 

Ensuite, l’interprétation de l’Avocat Général est également critiquée au regard du champ d’application de l’article 72 TFUE. Lorsque des mesures d’harmonisation en droit secondaire ont été adoptées, les États ne peuvent plus invoquer les dispositions des traités. Dans une affaire récente, la Hongrie a plaidé que le nombre de demandeurs d’asile arrivés sur son territoire portait atteinte à sa sécurité intérieure, ce qui devait  selon elle lui permettre en vertu des articles 72 TFUE et 4 § 2 TUE de déroger aux règles prévues par le système européen commun d’asile, plus particulièrement aux articles 24, §3 et 43 de la directive 2013/32 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale. La CJUE a refusé cet argument considéré comme trop général et a souligné que la directive en question prévoyait la situation spécifique d’arrivées massives de demandeurs de protection internationale (art. 43, §3 directive 2013/32). Une interprétation différente donnée à l’article 72 revient à “porter atteinte au caractère contraignant du droit de l’UE et à son application uniforme”. On peut aussi soutenir que les dispositions du CFS établissant des délais fixés par le législateur tiennent suffisamment compte de l’intérêt des États membres

Le manque de contrôle de la Commission européenne 

Par ailleurs, et de façon assez paradoxale, l’Avocat Général souligne la réticence de la Commission à exercer son pouvoir de contrôle. Or, si l’on permet une réintroduction illimitée dans le temps du contrôle aux frontières intérieures, il est davantage nécessaire que la Commission exerce les pouvoirs qui lui sont conférés en matière de contrôle. Le CFS stipule en effet que si la Commission a des doutes sur la nécessité ou la proportionnalité d’une réintroduction des contrôles aux frontières, elle “émet” un avis à cet effet (art. 27, §4). Cependant, la Commission n’a jamais évalué de façon systématique le rétablissement du contrôle aux frontières intérieures et n’a donc jamais été amenée à constater leur illégalité, ni à engager de quelconques poursuites à l’encontre d’un État membre. La seule exception a été l’évaluation de la proportionnalité de la réintroduction des contrôles aux frontières en octobre 2015 par l’Autriche et l’Allemagne. La Commission a jugé que les mesures prises étaient adéquates afin de gérer “l’afflux incontrôlé d’un nombre exceptionnellement élevé de personnes sans papiers et le risque lié au crime organisé et aux menaces terroristes”. Le législateur de l’UE avait pourtant annoncé que l’afflux important de migrants venant de pays tiers ne devrait pas être considéré en soi comme une menace (point 26 du préambule à la page 8). A l’exception de ce contrôle isolé, la Commission n’a pas exercé son pouvoir d’évaluation alors que plusieurs États membres ont largement dépassé les durées prévues par le Code. Concernant la réintroduction des contrôles intérieurs liés à la crise sanitaire, en revanche, la Commission s’est montrée plus réactive. Elle a établi une procédure de coordination, publié une communication pour un retour à la libre circulation des personnes sans restriction et n’a pas hésité à rappeler leurs engagements aux États membres. Aucune poursuite n’a cependant été engagée par la Commission. 

De manière générale, la réticence de la Commission à exercer le rôle qui lui est assigné s’explique par la sensibilité politique de la question. La protection de l’ordre public et de la sécurité intérieure est une matière particulièrement délicate liée symboliquement à la puissance étatique. C’est pourquoi, il peut être politiquement difficile à la Commission d’aller à l’encontre d’un État membre affirmant sa volonté de protéger son ordre public ou sa sécurité intérieure même si cela relève de sa fonction de gardienne des traités. On relèvera avec intérêt que la Commission est cependant intervenue dans l’affaire pendante devant la Cour pour soutenir le requérant et donc à l’encontre des contrôles intérieurs réintroduits par l’Autriche.

La nouvelle proposition de réforme du Code Frontières Schengen

La Commission avait déjà introduit en 2017 une première proposition de réforme du Code Schengen en vue de revoir les délais durant lesquels les États membres pouvaient maintenir des contrôles aux frontières intérieures. Celle-ci prévoyait de modifier la durée maximale prévue par l’article 25 CFS pour l’étendre de six mois à un an et permettre un renouvellement supplémentaire de deux ans pour les situations dans lesquelles des menaces graves pour l’ordre public ou la sécurité intérieure persisteraient (art. 25 §4). Cette proposition a fait l’objet de vives critiques de la part du Parlement européen qui a estimé qu’elle avait pour but de “légaliser les pratiques existantes des États membres qui ne sont plus conformes aux dispositions actuelles du code frontières Schengen”. Faute d’accord entre le Conseil et le Parlement, elle n’a pas été adoptée, raison pour laquelle la Commission a présenté une nouvelle proposition le 14 décembre 2020. 

Celle-ci prône davantage de coordination entre les États membres au regard de la gestion de leurs frontières intérieures tout en insistant à plusieurs reprises sur le pouvoir souverain des États membres de préserver l’ordre public et la sécurité intérieure. Parmi les innovations proposées, la première est la mise en place d’un mécanisme permettant une réaction commune aux frontières intérieures en cas de menace touchant la majorité des États membres. Les contrôles devraient dans ce cas  être autorisés par une décision du Conseil sur proposition de la Commission en présence d’une menace commune (art. 28 § 1). Cette décision devrait également prévoir la mise en place de mesures permettant d’amoindrir l’effet négatif des vérifications aux frontières intérieures. Plusieurs prolongations de six mois chacune sont possibles sur proposition de la Commission aussi longtemps que la menace persiste sans aucune limite précise dans le temps (art. 28 § 2). La Commission offre donc explicitement la possibilité aux États membres de prolonger ces contrôles pour une durée indéterminée.

Le second changement important est la promotion de l’utilisation de mesures alternatives aux contrôles aux frontières intérieures afin que ces derniers demeurent des mesures de dernier recours. Les États membres devront non seulement démontrer le caractère adéquat du rétablissement des contrôles et leur impact sur la libre circulation des personnes comme c’était déjà le cas, mais ils devront aussi évaluer leur incidence sur les régions frontalières (art. 26 §1). En cas de prolongation des contrôles en raison de menaces prévisibles, l’État membre devra d’abord évaluer si d’autres mesures ne seraient pas plus adéquates (art. 26 §2). En cas de prolongation de plus de six mois, une évaluation des risques devra être effectuée (art. 27, §2). Au-delà de 18 mois, la Commission devra obligatoirement se prononcer par un avis sur la proportionnalité et la nécessité de ces mesures (art. 27a, §3). La durée maximale du rétablissement du contrôle aux frontières intérieures ne pourrait excéder deux ans sauf en cas de situations exceptionnelles. Dans ce dernier cas, l’État membre devra informer la Commission et justifier la persistance de la menace avec une évaluation des risques et en tenant compte de l’opinion de la Commission. Bien que cela ne soit pas indiqué explicitement par la Commission dans sa proposition, ce dernier cas constitue également un cas de rétablissement des contrôles sans limite de temps. 

Une réponse européenne permettant d’atteindre un équilibre?

La Commission tente avec cette proposition d’apporter au problème de la gestion des frontières intérieures une réponse équilibrée entre souveraineté nationale et libre circulation. Les États membres seraient autorisés à réintroduire des contrôles à leurs frontières intérieures pour une durée indéterminée mais leur action serait soumise à des contrôles de la part des institutions de l’UE. Au plus le rétablissement des contrôles intérieurs serait prolongé, au plus il devrait être justifié en vue de protéger la libre circulation des personnes. On peut regretter qu’un avis obligatoire de la Commission en cas de doute n’est plus systématiquement requis sauf si la durée totale de la réintroduction excède 18 mois. En outre, il va de soi que l’équilibre ne sera atteint que si la Commission exerce effectivement le rôle qui lui revient, ce dont on peut douter au vu de ses performances passées.

On relèvera encore que si la Commission semble avoir adopté une position conduisant au même résultat que l’avocat général, elle s’abstient curieusement de toute référence à ses conclusions. L’arrêt que la CJUE rendra dans l’affaire NW/Landespolizeidirektion Steiermark interférera pleinement dans le débat politique en cours. Reste à savoir s’il permettra de calmer le jeu, en particulier si le Parlement européen persistera dans sa vive opposition aux propositions de la Commission…