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par Francesco Maiani, Professeur associé à l’Université de Lausanne et Véronique Boillet, Professeure assistante à l’Université de Lausanne

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Introduction

Le 9 février 2014, l’électorat suisse a approuvé l’initiative populaire « Contre l’immigration de masse ». Il a ainsi inscrit dans la Constitution fédérale suisse (Cst) un nouvel article 121a prévoyant que la Suisse gère « de manière autonome » l’immigration au moyen de contingents, applique le principe de la préférence nationale et refuse la conclusion d’accords internationaux contraires à ces principes. Une disposition transitoire fixait un délai de trois ans au Gouvernement pour renégocier les accords contraires en vigueur, et au Parlement pour adopter une loi d’application.

Approuvée à une très courte majorité, l’initiative a remis en question les fondements mêmes des relations Suisse-UE. Le texte de l’art. 121a Cst est en effet inconciliable avec l’Accord sur la libre circulation des personnes (ALCP), qui exclut précisément tout contingent et toute préférence nationale sauf à titre de mesure transitoire vis-à-vis des ressortissants des Etats nouvellement entrés dans l’UE (v. art. 10 ALCP). Par ailleurs, la dénonciation de l’ALCP entraînerait la dénonciation automatique d’une série d’autres accords de première importance par le jeu de sa « clause guillotine » (art. 25 ALCP), et la remise en question d’autres encore. En pratique, une remise à plat de l’édifice conventionnel patiemment bâti par la Suisse et l’UE pendant les vingt dernières années.

Les conséquences immédiates du vote du 9 février n’ont pas été aussi radicales. Jusqu’à sa mise en œuvre effective, l’art. 121a Cst n’a pas eu d’incidences sur l’application de l’ALCP en Suisse, et l’UE a pris le parti de ne pas précipiter les choses, tout en insistant sur la mise en œuvre pleine et entière de l’Accord. Pour sa part, le Gouvernement suisse a déclaré son intention de rechercher une solution lui permettant de mettre en œuvre l’art. 121a et en même temps de préserver les relations avec l’UE. Dans l’intérim, des conséquences se sont néanmoins produites.

Ainsi, le Gouvernement suisse a considéré que l’art. 121a lui interdisait de signer le protocole sur l’extension de l’ALCP à la Croatie fraîchement paraphé. L’UE a alors exclu la Suisse de son programme de recherche « Horizon 2020 » et indiqué que le retour à la normale ainsi que le développement ultérieur des relations contractuelles étaient suspendus à la proposition d’une solution satisfaisante à la confusion introduite par le vote du 9 février 2014.

Comme solution, la clause transitoire ad art. 121a Cst indiquait la « renégociation » de l’ALCP. L’UE, qui n’est nullement liée par cette clause, a toutefois fermement refusé de s’engager sur cette voie, laissant le Gouvernement et le Parlement suisses dans l’obligation de tenter la quadrature du cercle au plan de la législation interne.

Le concept proposé par le Gouvernement au Parlement était de ne pas introduire de contingents immédiatement applicables vis-à-vis des citoyens UE, mais d’inscrire dans la loi une « clause de sauvegarde unilatérale » permettant l’application de contingents au cas où l’immigration à partir des Etats UE dépasserait certains seuils. Le risque d’une telle solution était que la « dénonciation en chaîne » des Accords Suisse-UE serait seulement différée.

Avec la loi du 16 décembre dernier, le Parlement suisse a choisi une solution différente et nettement plus « eurocompatible ». Sa pleine compatibilité avec l’ALCP n’est toutefois pas certaine, alors qu’il a été ouvertement admis que la nouvelle loi ne répond pas aux exigences de l’art. 121a Cst.

Projet de modification de la Loi fédérale sur les étrangers (nLEtr)

Désireux de sauvegarder les relations bilatérales harmonieuses de la Suisse avec l’UE, le Parlement a décidé de se distancier des propositions du Gouvernement pour élaborer son propre projet de loi. Dans un premier temps, deux mesures ont été envisagées : une clause de sauvegarde interne permettant d’adopter des mesures limitatives en cas de circonstances particulières – et soumise à une décision du Comité mixte en cas d’incompatibilité avec l’ALCP –, ainsi qu’une clause de préférence nationale. Après plusieurs navettes entre les deux Chambres, seule la seconde mesure a finalement été adoptée par le Parlement, et quelque peu nuancée (cf. art. 21a nLEtr).

L’objectif de l’art. 21a nLEtr est de déléguer au Gouvernement la compétence d’adopter différentes mesures permettant d’« épuiser le potentiel qu’offre la main d’œuvre en Suisse » (al. 1). A cet égard, il est prévu que des « mesures limitées dans le temps visant à favoriser les personnes enregistrées auprès du service public de l’emploi en tant que demandeurs d’emploi » puissent être adoptées en cas de taux de chômage supérieur à la moyenne dans certains secteurs ou certaines régions économiques (al. 2). Les alinéas 3 et 4 de l’art. 21a nLEtr concrétisent ces mesures : il s’agit notamment de l’introduction d’une obligation à l’égard des employeurs, en cas de taux de chômage supérieur à la moyenne, de communiquer les postes vacants au service public de l’emploi et de convoquer à un entretien les candidats proposés par ledit service dont le profil correspond au poste. Le résultat des entretiens doit ensuite être transmis au service de l’emploi. Précisons encore que c’est au Gouvernement qu’il appartient d’établir périodiquement les professions et domaines d’activités pour lesquels l’obligation de communiquer s’impose en raison du taux de chômage élevé (al. 6) et qu’un rôle particulier est attribué aux cantons qui sont entendus et peuvent proposer au Gouvernement l’introduction de mesures (al. 1, 7 et 8). Finalement, l’alinéa 8 réserve le droit pour le Gouvernement de soumettre au Parlement des mesures supplémentaires, si les effets escomptés devaient ne pas avoir été atteints ou si de nouveaux problèmes devaient apparaître.

On le voit immédiatement, le projet d’art. 21a se caractérise par de nombreuses notions juridiques indéterminées qui doivent encore être concrétisées au niveau réglementaire par l’adoption d’une ordonnance du Gouvernement. Cela étant, le projet offre déjà quelques orientations qui peuvent faire l’objet d’une analyse sous l’angle de la compatibilité avec l’art. 121a Cst. et avec l’ALCP.

Respect du mandat consacré par l’art. 121a Cst.

Le projet de modification de la LEtr adopté en décembre 2016 par le Parlement fédéral a immédiatement soulevé la question du respect du mandat constitutionnel défini par l’art. 121a Cst. En d’autres termes, le législateur pouvait-il se contenter, s’agissant de l’immigration en provenance des Etats de l’UE/AELE, de l’adoption d’une mesure de « préférence nationale light » telle que décrite ci-dessus, visant certains secteurs et certaines régions, ou a-t-il ainsi manqué à ses obligations constitutionnelles.

Certains auteurs sont d’avis que le mandat constitutionnel a bel et bien été rempli par le législateur. Ils considèrent que, dès lors que l’art. 121a Cst imposait une renégociation de l’ALCP et que cette renégociation a échoué, il se justifiait de l’interpréter de manière conforme au droit international. Fort de ce constat, seules des mesures compatibles à l’ALCP pouvaient s’imposer sur la base de l’art. 121a Cst. A notre sens, toutefois, le recours au principe d’interprétation conforme au droit international n’est susceptible de trouver application que lorsque la disposition constitutionnelle est perméable à l’interprétation. Or tel n’est pas le cas de l’art. 121 Cst : le texte de l’art. 121a Cst prévoit en effet expressément que la Suisse doit gérer l’immigration des étrangers « de manière autonome » (al. 1) et que le nombre des autorisations de séjour délivrées à des étrangers doit « être limité par des plafonds et des contingents annuels » (al. 2). L’art. 121a al. 2 Cst précise par ailleurs que ces plafonds et contingents doivent viser « toutes les autorisations délivrées en vertu du droit des étrangers ». Sur la base de ce texte, l’ensemble des autorisations de séjour délivrées en vertu de l’ALCP –avec ou sans activités lucratives – auraient dû faire l’objet de plafonds et de contingents.

En définitive, il se justifie d’admettre que le projet d’article 21a nLEtr s’éloigne à tel point du texte de l’art. 121a Cst qu’il pose bien un problème de constitutionnalité. Tel est également l’avis du Conseil fédéral qui a jugé que le projet de modification de la LEtr « en renonçant de manière générale à fixer des nombres maximaux et des contingents pour les ressortissants d’Etats membres de l’UE ou de l’AELE, […] ne met pas intégralement en œuvre l’art. 121a Cst. ».

Il est néanmoins important de relever que le Parlement n’avait pratiquement pas d’autre choix. En effet, faute d’accord avec l’Union sur une nouvelle clause de sauvegarde à inscrire dans l’Accord, une mise en œuvre stricte de l’art. 121a Cst était tout simplement impossible. Toute proposition de modifications législatives conforme au texte de l’art. 121a Cst – et partant contraire aux principes de libre circulation et de non-discrimination consacrés par l’ALCP – serait restée inappliquée dans un cas concret au vu de la jurisprudence du Tribunal fédéral. Celui-ci a en effet récemment rappelé le principe de la primauté de l’ALCP sur les lois fédérales. Au final, dès lors qu’aucun accord avec l’UE n’était envisageable et que l’art. 121a Cst n’exige pas la dénonciation de l’ALCP, le Parlement n’avait effectivement d’autre choix que celui de s’éloigner du texte de l’art. 121a pour tenter de proposer une solution conforme à l’ALCP.

Reste à examiner les conséquences de cette inconstitutionnalité. A cet égard, il y a lieu de souligner que le système constitutionnel suisse se caractérise par une disposition particulière selon laquelle « Le Tribunal fédéral et les autres autorités sont tenus d’appliquer les lois fédérales et le droit international » (art. 190 Cst). Cette disposition garantit une certaine suprématie à l’Assemblée fédérale, en ce sens que le Tribunal fédéral n’est pas en mesure de sanctionner l’inconstitutionnalité des lois fédérales. Aucun moyen de droit ne permettra donc de faire valoir en justice la non-conformité de l’art. 21a nLEtr à l’art. 121a Cst. Dans un tel cas, les partisans d’une application stricte de l’art. 121a Cst – ou les personnes considérant que c’est au peuple de trancher – n’auront d’autres possibilités que de tenter de s’opposer à l’entrée en vigueur de la modification législative en déposant une demande de référendum (art. 141 al. 1 let. a Cst). En l’espèce, une telle demande a été déposée. Elle doit obtenir le soutien de 50.000 citoyens et citoyennes ayant le droit de vote d’ici au 7 avril 2017. Si le nombre de signatures nécessaires est récolté dans le délai imparti, il appartiendra alors au Conseil fédéral d’organiser une votation populaire sur le projet de modification de la LEtr (art. 59c Loi fédérale sur les droits politiques). Dans le cas d’un refus par le peuple du projet de modification législative, le législateur fédéral se retrouvera alors face au même dilemme qu’au lendemain du 9 février 2014.

Conformité avec l’ALCP

Comme il vient d’être relevé, c’est bien la volonté de respecter l’ALCP qui a poussé le Parlement suisse à s’éloigner du texte de l’art. 121a Cst. Cette volonté a été saluée par les Etats membres de l’UE à l’occasion de la séance du comité mixte du 22 décembre 2016. A la même occasion, certains d’entre eux auraient toutefois relevé que tout risque de violation n’est pas pour autant écarté. La formule prudente choisie par le Conseil au paragraphe 3 de ses conclusions du 28 février 2017 le confirme.

Selon le texte clair de l’art. 21a nLEtr, en effet, la nouvelle règle de préférence light doit « favoriser les personnes enregistrées auprès du service public de l’emploi en tant que demandeurs d’emploi ». Sont alors déterminantes, du point de vue de la compatibilité avec l’ALCP, les conditions auxquelles un citoyen de l’UE peut s’enregistrer auprès des services publics de l’emploi suisses.

Même en dehors de toute discrimination fondée directement sur la nationalité, la moindre exigence de territorialité – conditions de résidence, conditions d’intégration préalable au marché du travail Suisse, etc. – rendrait toute la construction fort problématique au regard de l’ALCP, quelque « light » que soit la priorité accordée.

Premièrement, car la libre circulation des travailleurs vise par définition à faire rencontrer la demande et l’offre d’emploi au niveau continental (voir p. ex. Art. 11, ann. I ALCP), et tolère donc mal des règles de « préférence » territorialement définies.

Deuxièmement, car selon une jurisprudence consolidée tout (dés)avantage lié à des facteurs territoriaux tels que ceux qui viennent d’être évoqués constitue une discrimination indirecte en principe prohibée.

Troisièmement, car la Suisse avait l’obligation explicite de supprimer, à l’égard des citoyens de l’UE, toute règle consacrant une « priorité du travailleur intégré dans le marché régulier du travail » suisse (cf. art. 10, par. 2, 2a et 2b ALCP) – sous réserve de la seule règle transitoire encore applicable aux ressortissants croates (art. 10, par. 2c ALCP).

S’il est donc vrai que la loi du 16 décembre marque une éclaircie dans les relations Suisse-UE et rouvre un nombre de dossiers « gelés » depuis plusieurs mois, il n’en est pas moins vrai qu’une attention accrue sera portée à la mise en œuvre concrète de la « préférence nationale light ». Si conformément à la malheureuse étiquette qu’on a voulu lui coller elle devait occasionner des pratiques en violation de l’ALCP, tous les contentieux diplomatiques qui ont été mis de côté pourraient refaire surface. Les pratiques en question pourraient par ailleurs donner lieu à des contestations devant les juridictions suisses, dont il faudrait s’attendre qu’elles donnent la primauté d’application à l’ALCP comme il a été vu précédemment.

Perspectives

A la suite de l’adoption par le peuple et les cantons de l’art. 121a Cst., un comité s’est constitué afin de lancer l’initiative populaire « Sortons de l’impasse ! Renonçons à rétablir des contingents d’immigration » (initiative RASA), qui vise à abroger l’art. 121a Cst. et sa disposition transitoire ; l’idée est que le peuple choisisse entre l’art. 121a et les accords bilatéraux conclus entre la Suisse et l’UE, les deux n’étant pas compatibles.

Si le Conseil fédéral a décidé de proposer le rejet de cette initiative, il a néanmoins jugé opportun de lui opposer un contre-projet direct – soit une modification alternative de la Constitution. Considérant en effet que le projet adopté par le Parlement « n’applique pas entièrement les dispositions constitutionnelles sur l’immigration », le Conseil fédéral est d’avis que l’art. 121a Cst. doit être modifié afin d’offrir un fondement constitutionnel à la décision du Parlement de gérer l’immigration de manière conforme aux obligations bilatérales de la Suisse. Deux options ont été envisagées. La première visait à modifier l’art. 121a Cst afin d’introduire une réserve en faveur de certains traités internationaux – notamment l’ALCP et la CEDH. La seconde se contentait de supprimer la disposition transitoire et ne prévoyait donc aucune réserve à l’égard de l’ALCP, dont il aurait toujours été question de tenter d’obtenir la modification. La consultation menée auprès des différents partis politiques a permis d’observer une telle opposition à ces deux propositions – les uns considérant qu’un nouveau vote n’est pas nécessaire, les autres proposant un autre contenu au contre-projet – qu’elles peuvent être qualifiées d’enterrées.

Plusieurs questions restent dès lors en suspens : le référendum contre le projet de nLEtr va-t-il aboutir ? Un nouveau contre-projet direct va-t-il obtenir le soutien du Parlement ? Les initiants de RASA vont-ils finalement décider de retirer leur initiative ?

Quelles que soient les réponses à ces différentes questions, relevons que si le statu quo devait l’emporter, l’art. 121a, tel qu’actuellement formulé, ne consacre aucun mandat explicite en faveur d’une dénonciation de l’ALCP. L’UDC a toutefois déjà annoncé qu’une initiative en ce sens était dans les pipelines… Un nouveau vote clarifiant les relations Suisse-UE devrait dès lors nécessairement avoir lieu.

Quant aux perspectives immédiates des relations bilatérales, trois points sont à souligner. Primo : la votation du 9 février 2014 et l’art. 121a Cst, qui auraient pu constituer un véritable tsunami sur les relations Suisse-UE, se résolvent pour l’heure en très peu de choses. Mais secundo : les solutions trouvées par le Parlement suisse présentent des risques de violation de l’ALCP selon ce qui a été dit précédemment. Tout incident de parcours pourrait rouvrir le contentieux, tant sur le plan bilatéral que sur le plan interne de la politique suisse. Tertio : c’est à partir de ce modus vivendi – dont le temps nous dira s’il est suffisamment stable – que la Suisse et l’UE vont essayer de définir un cadre institutionnel général pour leur partenariat. Il s’agit d’une tâche bien autrement compliquée sur le plan technique et délicate sur le plan politique, notamment dans le contexte du Brexit.