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Par Daniel Thym, Universität Konstanz  RTEmagicC_FZAA-Text-farbig_DE_02.jpg

Les frontières représentent des lieux symboliquement forts qui sont profondément ancrées dans notre héritage culturel. La plupart d’entre nous avons pris connaissance de l’existence des frontières à l’école en tant que traits noirs séparant des pays sur une carte. Elles apparaissaient ainsi comme des structures presque naturelles nous permettant de nous orienter. Par conséquent, ce n’est pas une surprise si dans le débat politique les frontières nationales sont souvent invoquées comme un rempart à la crise de l’asile que nous connaissons. La Suède a récemment intensifié les contrôles en renforçant les sanctions à l’encontre des transporteurs. La semaine dernière, l’Autriche a introduit un plafond au nombre de demandes d’asiles et, pendant ce temps-là, en Allemagne, le soutien à un potentiel Plan B gagne de l’importance.

A coup sûr, rien n’a été décidé pour l’instant. Même le plafond imposé par l’Autriche reste une orientation politique (‘Richtschnur’) dont l’exécution doit encore être déterminée. Les politiciens allemands espèrent toujours qu’une solution pan-européenne va se dessiner, et les négociations entre la Turquie et l’Allemagne illustrent la confiance du Gouvernement à l’égard de la coopération internationale. Cela constitue le Plan A de Madame Merkel, tel que je l’ai décrit il y a trois mois sur ce blog : une gestion efficace des flux migratoires au niveau européen est la solution privilégiée.

La Chancelière insiste toutefois sur le fait que le nombre de réfugiés doit diminuer significativement (‘spürbar zu verringern’). En cas d’échec, la pression politique sera telle qu’il peut ne pas y avoir d’autre choix que de se tourner vers une solution nationale. D’après les observateurs politiques, la période charnière se situe à la fin du printemps. A ce moment-là, on s’attend à ce que le nombre d’arrivées par voies maritimes augmente à nouveau en raison des meilleures conditions climatiques, les élections régionales en Bade-Wurtemberg et en Rhénanie-Palatinat avec une population combinée de 15 millions d’habitants pourraient témoigner d’une certaine inquiétude parmi la population, et le plafond instauré par l’Autriche devrait être atteint à la même période. L’expression la plus symbolique d’un Plan B serait de refuser l’entrée des demandeurs d’asile à la frontière, dont les implications juridiques seront discutées ci-dessous.

Plan B : Une perte de confiance envers une solution européenne

L’activation d’un Plan B présuppose l’échec d’un Plan A. C’est pourquoi l’accent porté sur des solutions nationales devrait commencer à tirer la sonnette d’alarme à Bruxelles et à travers l’Europe. Ainsi qu’expliqué sur ce même blog, le Plan A se concentrait sur une solution pan-européenne à travers les hotspots, le mécanisme de relocalisation, le contrôle renforcé des frontières extérieures ainsi qu’une coopération avec la Turquie – et les institutions européennes ont fait leur possible en ce sens. De nouvelles mesures ont été adoptées, souvent en quelques semaines. Toutefois, ce qui s’est produit en pratique est tout l’inverse de ce qui était écrit sur papier. Les représentants locaux en Suède, en Allemagne et en Autriche, qui ont dû trouver des solutions pour héberger des centaines de demandeurs d’asile en quelques jours, vont se sentir floués en lisant l’état d’avancement des hotspots ou du programme de relocalisation. Ils ne fonctionnent pas malgré les moyens financiers et administratifs déployés.

Bien sûr, on ne peut attendre des institutions européennes qu’elles suivent la volonté de pays comme l’Allemagne, l’Autriche, la Suède, le Danemark, les Pays-Bas ou la Slovénie qui ensemble ne représentent même pas 30% des citoyens européens. En même temps, elles ne peuvent pas non plus ignorer leur opposition politique, encore moins dès lors que ces pays accueillent la grande majorité des réfugiés. Sans leur soutien, le Régime d’Asile Européen Commun tomberait en ruine. En effet, les pressions politiques ont récemment augmentées. La semaine dernière, devant le Parlement européen, le Premier ministre néerlandais, Mark Rutte, a déclaré: « Nous manquons de temps. Nous avons besoin d’une sensible réduction d’ici les six à huit prochaines semaines ».

Dans ce contexte, l’annonce par l’Autriche de l’instauration d’un plafond, dont l’exécution est pour le moment postposée, peut être perçue comme étant un coup de semonce. Dans un interview accordée au Frankfurter Allgemeine Zeitung, le Ministre des affaires étrangères autrichien, Sebastian Kurz, a mis en garde les autres pays européens : ‘Le problème ces derniers mois est que la situation était assez confortable pour certains pays… Nous ne devrions pas être surpris que la Grèce ne protège pas suffisamment les frontières extérieures dès lors que les réfugiés sont transportés, parfois avec le soutien de l’UE, à la frontière macédonienne en quelques heures’. Ceci est certainement une exagération, mais cela témoigne d’une nervosité croissante et de l’importance des enjeux.

Le dénouement symbolique : la fermeture des frontières nationales

A quoi ressemblerait le Plan B ? Une lecture attentive de l’acte adopté par le Gouvernement autrichien la semaine dernière ainsi que des débats politiques en Allemagne démontrent que le Plan B comporterait diverses mesures. L’étape la plus drastique et la plus symbolique serait de refuser l’entrée des demandeurs d’asile à la frontière. Cela peut résulter d’une décision unilatérale à la frontière entre l’Autriche et l’Allemagne ou entre l’Autriche et la Slovénie, mais cela pourrait être organisé de façon plurilatérale en créant de facto un ‘Mini-Schengen’, ainsi que le rapporte Der Spiegel, sur base de contrôles aux frontières, communs à l’Allemagne, l’Autriche et la Slovénie, et potentiellement avec la Croatie.

Une telle mesure, dont les implications juridiques seront discutées ci-dessous, entraînerait immédiatement un ‘effet domino’, de plus en plus d’Etats fermeraient leurs frontières le long de la route des Balkans, entraînant ensuite une accumulation de réfugiés. La Macédoine, en particulier, se prépare à fermer sa frontière avec la Grèce. A noter aussi que le plan gouvernemental autrichien prévoit également qu’un plan d’urgence devrait être adopté au cas où les flux migratoires seraient déroutés vers l’ouest, vers l’Italie et la frontière intérieure du Brenner pass. Que les choses soient claires : je ne suis pas en faveur d’une fermeture des frontières, je cherche plutôt à relater aux lecteurs étrangers les demandes de plus en plus populaires en Europe centrale.

Une fermeture officielle des frontières serait une étape significative allant au-delà des contrôles aux frontières temporaires qui ont été réinstaurés par l’Autriche et l’Allemagne à la fin de l’année dernière. Actuellement, les contrôles servent principalement à maintenir l’ordre dans la gestion des demandes d’asile et à relocaliser les réfugiés entre les municipalités. Jusqu’à ce jour, l’Allemagne ne refuse aucun demandeur d’asile (l’Allemagne a toutefois commencé à renvoyer ceux qui ne désirent pas demander l’asile dans le pays), alors que la plupart des pays sur la route des Balkans continuent leur politique de laisser passer, critiquée par les chefs d’États et de Gouvernement à l’automne dernier.

En Allemagne, la pratique actuelle autorisant les demandes d’asile à la frontière est souvent fustigée comme étant illégale, y compris par l’ancien président de la Cour constitutionnelle, Hans-Jürgen Papier, ainsi que par l’avis de l’expert mandaté par l’Etat de Bavière. Bien que cette position ne tienne pas du point de vue juridique, elle influence sensiblement le débat national. Cette tendance est dangereuse car elle affaiblit la force normative du droit supranational dans les débats en Allemagne. Cette position ignore également les arguments juridiques, fondés sur le droit européen, qui pourraient être utilisés pour justifier l’interdiction d’entrée des demandeurs d’asile à la frontière. Leur interprétation pourrait bientôt être le reflet doctrinal des débats politiques portant sur l’effondrement de l’espace Schengen et la réaction à adopter.

Le cadre normatif : Une ambiguïté (dé-)constructive

Une différence cruciale entre une règle purement nationale régissant les pays tiers sûrs et le système Dublin concerne le refus d’accès au territoire. Dans un système purement national, l’Allemagne pourrait refuser l’entrée à quiconque venant d’un pays sûr (tel l’Autriche) en conformité avec l’Article 16a(2) de la Constitution allemande, alors que le Règlement Dublin III ne permet pas les décisions négatives unilatérales. Le préambule de la Convention Dublin originelle soulignait l’objectif consistant à ‘éviter que les demandeurs d’asile ne soient renvoyés successivement d’un État membre à un autre sans qu’aucun de ces États ne se reconnaisse compétent’.

Au lieu de refus unilatéraux, les États doivent coordonner leurs actions. La plupart des lecteurs sauront que, dans le système Dublin, l’Allemagne et l’Autriche ne sont généralement pas compétents. Les demandeurs d’asile peuvent être renvoyés vers l’Etat de première entrée, la Grèce, la Croatie ou la Hongrie – bien que la coopération ne fonctionne plus en ce moment. Cela implique que l’Allemagne et l’Autriche doivent prendre le rôle d’autres États. Cela résulte, en partie, de la ‘culture de l’accueil’ promue par ces deux pays à l’automne dernier, mais cela ne fait pas disparaitre la frustration dominante parmi les politiciens et les citoyens : les options politiques à l’échelle nationale sont juridiquement limitées par un système qui ne fonctionne pas.

Cela signifie-t-il pour autant que l’Allemagne et l’Autriche n’ont d’autres choix que de s’en tenir au statut quo ? Une étude plus approfondie du cadre normatif européen démontre qu’une interdiction d’entrée peut être justifiée, du moins temporairement. Premièrement, les Etats peuvent refuser l’entrée sur leur territoire à ceux qui ne désirent pas y déposer une demande d’asile. Etant donné l’absence d’une demande d’asile, le Règlement Dublin III ne s’applique pas et les garde-frontières peuvent refuser l’entrée sur base de l’Article 13 du Code Frontières Schengen – une pratique que la douane allemande a récemment mise en œuvre avec plus de 2000 refus cette année.

Deuxièmement, on peut avancer l’argument selon lequel le terme ‘frontière’ à l’Article 3 de la Directive Procédure désigne uniquement les frontières extérieures de l’espace Schengen, dès lors que le législateur avait à l’esprit le bon fonctionnement des systèmes Schengen et Dublin (de la même manière, la Commission a un jour admis que les procédures à la frontière prévues à l’Article 43 de la même Directive ne concernent que les frontières extérieures). Sans possibilité de déposer une demande d’asile à la frontière, les Etats pourraient légalement refuser l’entrée de réfugiés potentiels. Leurs droits ne s’en trouveraient pas diminués, dès lors qu’une demande d’asile peut être déposée dans l’Etat voisin. Un résultat similaire pourrait être justifié sur base de l’Article 20(4) du Règlement Dublin III.

Troisièmement, le Gouvernement autrichien invoque souvent l’Article 72 TFUE au sujet du maintien de l’ordre public et de la sécurité intérieure pour justifier une suspension, au moins, temporaire du régime Dublin, reflétant ainsi la jurisprudence de la CJUE portant sur des dispositions similaires dans le contexte du marché intérieur. Il y a toutefois des contre-arguments importants, y compris des règles plus spécifiques dans la législation dérivée relative à l’action des pouvoirs publics qui doivent être interprétées de manière extensive de façon à respecter le prescrit de l’Article 72 TFUE. En l’absence de jurisprudence en la matière, il est difficile de prédire l’issue du débat. Cette disposition offre ainsi un certain fondement juridique à la position autrichienne.

Quatrièmement, le Gouvernement allemand invoque l’Article 3(3) du Règlement Dublin III selon lequel ‘Tout État membre conserve le droit d’envoyer un demandeur vers un pays tiers sûr’, toutefois ‘sous réserve des règles et garanties fixées dans la directive 2013/32/UE’. Sans aucun doute, cette disposition s’applique premièrement à l’égard de pays tiers, comme la Serbie, et elle stipule également que les garanties procédurales prévues par ladite Directive doivent être respectées. Il peut toutefois être défendu qu’en raison de la réintroduction de contrôles aux frontières, combinée à l’effondrement systémique du régime Dublin, l’Allemagne se retrouve de facto aux frontières extérieures justifiant ainsi l’application de la règle du pays tiers sûr à l’égard de l’Autriche, prenant également en compte l’Article 72 TFUE.

Enfin, l’on peut essayer de justifier un tel résultat en défendant, avec Kay Hailbronner, que le principe de réciprocité en droit international public s’applique également dans l’ordre juridique européen, du moins en cas d’effondrement systémique – cette position a déjà été rejetée par la CJUE, bien que l’argument soit convaincant du point de vue du droit international public. Une telle position peut également être défendue en droit constitutionnel allemand en activant les mises en garde constitutionnelles établies par la Cour constitutionnelle allemande dans le tristement célèbre jugement sur le Traité de Lisbonne, auquel l’avis de l’expert mandaté par le Gouvernement bavarois fait référence comme étant une justification potentielle.

Politique de l’asile et arguments juridiques

Il est évident qu’aucun des arguments juridiques développés ci-dessus n’est indiscutable. Au contraire, ils restent instables d’un point de vue doctrinal et ils peuvent être contestés sur différents points. Cependant, c’est cette ambiguïté qui peut se révéler constructive dans le contexte actuel, car elle offre aux Gouvernements d’Europe centrale différentes options pour faire face à cette situation regrettable et ce, dans les limites de l’ordre juridique supranational. Cela permet d’empêcher un rejet catégorique du respect du droit européen en Europe centrale, bien que certains de mes collègues promeuvent un tel discours anti-européen.

Il faut également garder à l’esprit qu’en raison du contexte actuel tout argument juridique est difficile à défendre pour la simple raison que nous sommes confrontés, dans de nombreux Etats membres, à un non-respect systémique de l’acquis européen en matière d’asile. Le cas le plus évident est évidemment celui du système Dublin. Pour les ONGs il est désormais difficile de demander aux Gouvernements autrichien et allemand de respecter un Règlement contre lequel elles se sont battues depuis de nombreuses années. Si nous voulons que nos gouvernements respectent les normes supranationales, nous devons nous assurer que la coopération transnationale fonctionne à nouveau. L’acquis européen doit être appliqué dans chaque État membre.

Afin d’éviter toute confusion, il faut souligner que rien de ce qui a été dit plus haut ne dispense les Etats de leurs obligations en vertu de la Convention de Genève ou de la CEDH. Nous devons toutefois faire attention à ne pas déformer leur portée, dès lors qu’en particulier l’essence de la Convention de Genève concerne l’interdiction du refoulement et non le libre choix du pays dans lequel une personne peut déposer une demande d’asile. Le préambule de la Convention de Genève rappelle à juste titre qu’une ‘solution satisfaisante ne saurait être obtenue sans une solidarité internationale’. C’est cette solidarité qui ne fonctionne pas en Europe.

Ainsi, le fait que la Commission proposera bientôt une refonte fondamentale des règles Dublin, qui pourrait comprendre une désignation proactive de l’État membre responsable après la première entrée, est sans doute une bonne nouvelle. Si cette initiative échoue, le Régime d’asile européen commun pourrait s’effondrer plus vite qu’on ne pense. D’ici là, il pourrait être bénéfique d’accorder aux gouvernements d’Europe centrale une certaine marge de manœuvre pour trouver des réponses nationales sur base des dispositions discutées ci-dessus, afin de faire le pont jusqu’à ce que le successeur de Dublin ne fonctionne. Autrement, les frontières entre Etats seront à nouveau bien plus que des traits noirs sur une carte. L’après-Dublin serait alors un retour au monde pré-Schengen.